Journal du dehors, de Annie Ernaux (Gallimard)
Ce n'est pas un hasard si je reprends ce " Journal du dehors ", un opuscule, plus qu'un livre vraiment, tant est grande la taille des caractères, et faible le nombre de pages, mais un livre tout de même que je m'étais empressé de lire lorsqu'il était paru, en 1993, il y a de cela dix-sept ans. Il s'agissait de quelques notes, " des scènes, des paroles, saisies dans le RER, les hypermarchés, le centre commercial de la Ville Nouvelle, où je vis " écrivait alors Annie Ernaux. Et pour donner une raison à l'ouvrage, ou plus qu'à l'ouvrage, à la transcription écrites de ces scènes, recueillies entre les années 1985 et 1992, elle ajoutait : " Il me semble que je voulais ainsi retenir quelque chose de l'époque et des gens qu'on croise juste une fois, dont l'existence nous traverse en déclenchant du trouble, de la colère ou de la douleur. "
Plus que jamais, ce livre, je devrais plutôt dire : ces constats, me paraissent aujourd'hui d'actualité. Ce n'est pas que leur implacable rigueur et le talent incontestable d'Annie Ernaux à la plume aussi sèche parfois qu'un mistral d'hiver, qui constitue leur matière et leur forme, comme autant d'éclats d'être humain qui, tels des éclats d'obus, s'enfonceraient dans nos chairs, nous les rendent plus vrais qu'ils ne l'étaient hier. Non, ce qui, pour moi, fait l'actualité de ces scènes, de ces mini-récits, c'est surtout, et j'ajouterai : hélas ! qu'ils nous donnent le sentiment que l'humanité, en dix-sept années, non contente de régresser, ce serait trop simple, s'est avilie tant socialement que politiquement jusqu'à flirter avec le pire.
Je veux dire qu'il y avait encore une part de rêve dans cette sorte d'état des lieux, et que, dans une certaine mesure, en jouant encore avec les mots, on jouait à jouer la vie, comme certains mimes célèbres, même si l'on manquait parfois de métier. Je pense à ces gamines qui, évoquant Virginia Woolf, parlent de Virginia comme elles parleraient d'une copine de longue date. Je pense aussi à cette mère qui, dans le train pour Cergy, parle haut à sa fille tout en vidant un sac de chips à l'oignon, sachant très bien, mais s'en moquant, qu'elles sont toutes deux regardées, écoutées et... respirées. Et je vois même encore une part d'humanité " bonhomme ", lorsque Annie Ernaux, non sans complaisance de temps à autre il faut bien en convenir, évoque ses hommes, braguette ouverte dans le métro, et leurs couilles pendantes.
Hélas ! Hélas ! En cette année 2010, nous n'en sommes même plus là, qui nous paraitraît presque banal si nous avions encore le coeur à rire. Nous n'en sommes plus là, parce que le monde va mal, décidément très mal, et parce que tout le monde s'en fout ! Comme ces footballeurs que la télévision nous montre en gros plan, essentiellement quand ils crachent sur le gazon qui les fait vivre grassement, pourtant. Le bel exemple, en effet ! Il me semble que, déjà, si l'on évitait de nous les asséner à coup d'images, de reportages et d'articles pompeux, ces riches " nouveaux ", on se sentirait non pas bien, mais, tout de même, un peu plus à l'aise dans cet air vicié qu'ils nous font respirer.
Un seul souhait dans tout cela : que Annie Ernaux nous fasse gentiment livraison, je l'ai dit, elle en a le talent, et il est reconnu, de scènes nouvelles qu'elle aurait recueillies au cours de ces toutes dernières années, entre 2007 et ce mois de septembre 2010, par exemple, et nous verrions alors éclater cette différence que j'évoque, et je me dis que, peut-être, toute honte bue, ces fous, ces tueurs qui nous entourent, ces politiciens extrémistes ou démagogues à l'envie, prendraient conscience de leurs multiples erreurs et, ce faisant, s'amenderaient.
Mais je sais, je rêve, alors que le rêve n'est plus de mise ; je rêve, parce que la littérature, disent certains, même quand elle est de qualité, n'est pas là pour redonner du sens aux sens. Et pourtant, je veux y croire !