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La note de lecture reproduite ci-dessous est parue dans le numéro 952-953 (août-sept. 2008) de la revue littéraire Europe. J'y évoquais tout à la fois mon admiration pour l'œuvre de Pierre Silvain, une amitié qui remontait aux années 70, et le bonheur sans pareil qui avait été le mien en lisant « Julien Letrouvé, colporteur », publié chez Verdier en septembre 2007.

Pierre Silvain, décédé le 30 octobre 2009, mieux que bien d'autres, mérite une toute première place au Panthéon de la littérature. Je souhaite, j'espère, je suis sûr qu'elle lui sera rendue très vite.

Pierre Silvain : écrivain parti en voyage...

Lorsque j'ai rencontré Pierre Silvain pour la première fois, c'était en 1971, il était à l'heure des Eoliennes, un roman assez bref qui devait paraître en septembre, au Mercure de France, et qui fit parler de lui, juste avant les prix. Avant Les Eoliennes, il y avait eu La Dame d'Elche, et cinq ou six autres ouvrages. Et peu après La Dame d'Elche, Pierre Silvain nous avait donné Zacharie Blue...

Je me souviens d'un roman, assez bref également, que me confia Charles Dobzynski, en 1979; il souhaitait alors que j'en tire une note de lecture pour Europe. Son titre: Clichy sur Pacifique. Son auteur: Anne Bragance. Il m'avait bien fallu un mois avant que je ne parvienne au terme de la tâche qui m'avait été confiée. Ce n'était pas que l'ouvrage fût désespérant, au contraire, ou la tâche au-dessus de mes capacités. Simplement, après en avoir parcouru deux ou trois pages, j'avais été comme envoûté par le personnage dont l'aventure m'était contée. Et, par avance, je vivais dans la frustration de devoir le quitter trop vite, sans avoir eu le temps de le connaître, de l'aimer, de trembler pour lui autant que je l'aurais désiré...

Depuis toujours, les livres de Pierre Silvain me procurent une sensation assez proche de celle-ci. J’en ai longtemps cherché la raison, parce que la situation dans laquelle il place ses personnages ne suppose pas, de la part du lecteur, ce même état, presque fébrile, jusqu'au jour où un éditeur, c'était en 1997, me fit observer que cette fébrilité, il l’avait lui-même éprouvée en lisant Les Espaces brûlés… « C’est que la plume de Pierre Silvain est unique, avait-il poursuivi, elle est sans doute la plus fine, la plus recherchée, la plus aboutie qui soit aujourd’hui, bien qu’on en évoque souvent d’autres... » De fait, une fois encore, Julien Letrouvé, colporteur, son dernier récit, nous démontre à l’envi comme il maîtrise son art…

« D'où venait-il, se demandaient ceux qui le virent allant ainsi, un chien fourbu à ses talons, sur la neige durcie par le gel d'un hiver qu'ils prévoyaient très rude, progressant pas à pas, soufflant, peinant autant que l'animal, le dos ployé sous le grands manteau de drap marron que les pluies, les soleils avaient déteints... » C'est le début du livre. Nous sommes alors à la fin de cette année 1792 qui a vu la bataille de Valmy et valu aux armées de la République de vaincre celles du roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II. De qui s'agit-il ? De Julien Letrouvé, colporteur de son état, que nous retrouvons déjà quelques mois plus tôt, avant la célèbre bataille. Un jeune homme dont le destin est de vendre ou plutôt de proposer à qui veut les petits livres de la Bibliothèque bleue dont il vient régulièrement remplir sa boîte - cette boîte qui ne le quitte jamais et que maintient horizontale « une lanière de cuir passée autour de son cou » - chez l'imprimeur Garnier.

Julien Letrouvé, que l'on a découvert « nouveau-né à la corne d'un champ de seigle », a été élevé par les femmes d'un village situé dans cette région qu'on appelle pouilleuse. Tout jeune, il descendait chaque soir dans l'écreigne, une pièce taillée dans la craie - bulle souterraine interdite aux hommes -, où elles se rassemblaient pour filer tout en écoutant des histoires. Et c'est là, sous la lueur vacillante des chandelles, dans une moiteur où les odeurs se mêlaient, proche de l'intime, pareilles certainement à celle des hammams où les femmes en Orient, accompagnées de leurs enfants, se retrouvent, qu'il a appris le chant des mots. Ce chant que la liseuse déchiffrait pour lui, sous ses yeux ébahis, en parcourant page à page ces petits livres bleus. Une liseuse ordinaire, mais une mère imposante, presque énorme, qui, lorsqu'il atteignait le dernier barreau de l'échelle, descendant dans l'écreigne, le recueillait entre ses bras pour mieux le presser bientôt contre ses seins.

Et voilà, tout est dit, cette liseuse est notre mère, Pierre Silvain le veut ainsi, l'origine du monde, la matrice, pas seulement la mère improbable de Julien Letrouvé, celle que nous recherchons tous, lorsque, une fois dans l'âge d'homme, elle nous a dit de partir, le coeur blessé, sans plus jamais nous retourner, juste à temps, juste avant de passer l'interdit.

C’est ainsi que Julien Letrouvé, comme les autres, prend un jour son envol. Il est triste, mais il n'est pas sans bagages. Parce qu’il a un but, une raison d'être, un tourment aussi dont il sait dès la première heure qu’il ne le quittera jamais. Julien Letrouvé s'en va, mais il n'est pas nu, désarmé comme on pourrait l'imaginer, il est pourvu des richesses qui lui ont été données : les mots, qui lui permettront d'exister au milieu des autres, et les livres aussi, ces petits livres de la Bibliothèque bleue qui renferment tant de beauté, tant de contes à transmettre, comme autant de partitions musicales, de témoins mystérieux qu'il lui faudra passer sans jamais pourtant les déchiffrer lui-même. Julien Letrouvé ne sait pas lire...

Avant de repartir de chez l'imprimeur, malgré la pluie, malgré le vent, malgré le risque de trouver la mort au détour d'un sentier - car la guerre est partout en cette année 1792 -, Julien Letrouvé lui a raconté son histoire. M. Garnier a bien tenté de le retenir encore, mais Julien Letrouvé, comme un enfant qu'on aurait voulu punir, a refusé de comprendre. Les livres ne peuvent pas attendre. Pierre Silvain, non plus. Alors, « l'obscurité s'accrut dans la salle. Tandis qu'il lui donnait l'accolade, M. Garnier sentit des larmes couler le long de sa joue. Il lui ouvrit la porte et tristement murmura un adieu ».

Le 20 août, Julien Letrouvé passa la Meuse. « On le retrouve après un temps indéterminé dans un lieu qu'il n'aurait su lui-même situer ». Elevé dans la sensualité des choses, la sensibilité des êtres, il trace sa route dans l'ignorance d'une civilisation déjà perdue, à l'écoute de la campagne, de la nature qui l'entoure, l'enveloppe comme une brume, qui bruit ou gémit, ou tantôt éclate de rire, ou dessine sur le sol, comme pour réveiller ses souvenirs ou lui rappeler son destin de colporteur, ces ocelles de lumière qui le conduisent à la clairière, au milieu des bois, là où il saura la mort terrible du soldat déserteur, son ami prussien.

De cet ami nouveau, ce déserteur prussien, sans doute il ne faut rien dire de plus ici, si ce n'est la tragique beauté d'une rencontre, des pages sublimes qui touchent le lecteur plus qu'il n'imagine certainement, l'interrogent, lui suggèrent des retours tant il se dit parfois qu'à première lecture, il a perdu de bonheur ou redouté de crainte. C'est que l'écriture de Pierre Silvain, tout au long, nous aspire, nous impose d'aller plus avant. Est-ce en raison du désordre qui soudain nous imprègne ? De ce que nous redoutons justement ? Du pressentiment ? Du feuillage qui tremble, dont nous éprouvons l'étonnante caresse au fil des lignes ? Sans doute, il y a de la magie dans tout cela. Dans ces méandres au phrasé subtil, tranquilles comme l'eau du fleuve. Un fleuve maîtrisé, quasi immobile, de mots agencés comme il faut, qui s'emboîtent l'un l'autre, qui se répondent à la perfection, comme rarement ils ont eu l'occasion de le faire, et qui en profitent.

Mais plus que cela peut-être, ou tout autant, ce qui nous conduit, ce qui nous emporte, c'est l'Humanité avec un grand H, son histoire depuis les temps les plus reculés, que Pierre Silvain, au fur et à mesure que s'avance le récit - ce pourrait être une fable -, nous dévoile à sa manière de dentellière travaillant le plus souple des tissus, en nous disant, sans trop oser, de prendre garde au futur, de ne jamais oublier surtout que l'écriture, ces signes que l'on dessine plus ou moins adroitement, que le livre, ces pages imprimées, rassemblées, plus ou moins nombreuses, que l'on traite avec plus ou moins de bonheur, que la lecture que l'on en fait, intérieure ou non, pour soi ou pour les autres, que cet ensemble ténu n'est autre, depuis la nuit des temps, depuis que l'on grandit, depuis que l'on meurt pour des guerres imbéciles, l'expression tangible, devenue « objet », de nos esprits multiples.

« Il marchait depuis un temps infini sans avoir fait aucune rencontre. Pendant des jours qui ne se comptaient plus, sans voir personne venir dans sa direction, l’aborder en le gratifiant d’un regard, d’une parole, se joindre à lui pour le reste de son errance comme à un compagnon d’infortune… » Le récit s’achève, on se croirait un soir de printemps, au bout du monde, on serait assis devant une maison, on écouterait venir le pas de Julien Letrouvé, une femme serait là, prête à l’accueillir. « Elle était jeune, déjà fanée, le corps perdu dans des laines grises d’aïeules. Hésitant, elle lui offrit de s’asseoir devant l’âtre de l’étroite salle. Non, dit-il, ce n’est pas la peine, il se trouvera bien quelqu’un, par là-bas, qui m’attend… » Mais qui pourrait bien l’attendre, lui qui a tout perdu ? Qu’espère-t-il ? Espère-t-il vraiment retrouver celle qu’il cherche ? La mère rédemptrice ? Celle qui lit les livres, là où les livres ne risquent rien. Passera-t-il jamais de l’autre côté du miroir ? Pierre Silvain ne nous le dit pas, qui nous laisse sur un éclat d’innocence… Nous n’oublierons pas Julien Letrouvé, colporteur… Une leçon d’absolu…

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