Minuit, minuit et demie
Mon regret, cette année, sera de ne pas être allé au Salon du Livre. Comme simple visiteur, j'entends. Car je ne reviens pas, bien sûr, sur les déclarations de Geneviève Brisac que j'ai reprises à mon compte, il y a quelques semaines, extraites d'un article lu dans Ouest France.
Mon bonheur, à cette occasion, je le trouve dans ces rangées qui fourmillent de monde, des jeunes et des moins jeunes, dans ces exclamations qu'on entend ici ou là, ces recommandations, ces enthousiasmes, ces comportements parfois inattendus, ces sourires ou ces grimaces, ces ennuis multiples qui transparaissent sur le visage de certains auteurs, des éditeurs ou des libraires qui les représentent.
Rares sont les livres, à cette occasion, qui laissent le visiteur indifférent, je parle des livres en tant qu'objets, non de leur contenu, en prose ou en vers. On les prend, comme pour les soupeser, on les regarde et les retourne, feignant de l'intérêt pour la quatrième de couverture, puis on les repose. Il y a souvent de la condescendance dans ce geste, mais bon...
Le visiteur est au moins venu, le gamin qui manque vous renverser, à la poursuite de la balle qu'il a perdu, est au moins là. Au moins, le nombre y est, sinon la prière. Et puis, pour achever d'être comblé, je me dis que c'est tout de même mieux ainsi, mieux que si plus personne ne venait.
Mon bonheur, cependant, resterait imparfait si je terminais ma visite sans passer au stand des Editions de Minuit. Et je crois bien, en fait, que c'est pour ce moment privilégié, ces quelques minutes ailleurs, que je me rends chaque année au Salon du Livre.
Déjà, le stand est réduit et, généralement, peu de gens s'y pressent, quatre ou cinq personnes à la fois. Et puis, il y fait très clair, on y respire à l'aise, les livres vous montrent des dos tout blancs, à peine teintés de bleu, des morceaux de ciel découpés, comme des collages de Matisse, le bleu de la danse qui aurait forme de lettres ou d'étoiles.
C'était au Grand Palais, la belle époque du salon, il y a donc trente ans, je m'étais installé, tranquille, au milieu des rayonnages, je tirais un bouquin, le remettais bientôt en place. Je connaissais les auteurs des Editions de Minuit, mais, c'est vrai, à l'époque je les fréquentais peu. Que s'est-il passé ce jour-là ? Je n'en sais rien. Toujours est-il que je suis parti avec un Robbe-Grillet : " Projet pour une révolution à New York " et un Beckett : " Malone meurt ".
Depuis, c'est devenu comme un rite. Chaque année, pendant une demi-heure, parfois un peu plus, je gravis les hauteurs pour respirer l'air pur, puis je repars avec mes petits Minuit : Pinget ou Simon, Echenoz ou Gailly, Duras ou Costa, Duvert ou Chevillard, sans oublier Volodine, Savitzkaya, Guibert, bien entendu, ou Viel. Dans le métro, je les regarde, je les feuillette, je les tourne et les retourne, ils sont à moi et, en plus, ils sentent bon. Je suis le plus heureux des hommes.