Les Mains au dos, de Jean Anglade (De Borée)
Lire Jean Anglade, c'est lire l'Auvergne à travers les yeux d'un enfant du pays. Mais c'est aussi lire le monde, comme Alexandre Vialatte dont les chroniques, naguère publiées dans le journal La Montagne, firent l'élégant et très savoureux succès.
Jean Anglade, le plus important des écrivains auvergnats, nous disent, avec raison, les Editions De Borée, est né en 1915, près de Thiers. Et c'est naturellement dans un village tout proche de la cité coutelière, dénommé Valdore, que se situe ce roman : Les Mains au dos, peu après la Première Guerre mondiale, à une époque où l'on ne comptait plus ses morts, mais où les sous, en revanche, étaient chichement accordés quand il s'agissait de reconnaissance.
Ainsi en est-il, lorsque Jacques Fafournoux, maire du village, s'étant rendu jusqu'à Thiers, un jour de 1923, pour exiger du sous préfet qu'il lui explique pourquoi on a refusé à sa commune une subvention lui permettant d'ériger un monument en l'honneur de ceux qui ont donné leur sang à la patrie, s'entend redire, effaré, ce qu'on lui a déjà répondu : " Et vous allez ériger un monument pour sept personnes ? Savez-vous qu'à Thiers, par exemple, nous avons atteint le chiffre de 554 morts ? " La belle affaire, en effet ! La belle affaire ! Et Fafournoux de répondre à l'arrogance du Monsieur : " C'est ça, j'ai compris ! Tout va aux riches : le téléphone, les égouts, et maintenant les monuments aux morts ! Nos morts à nous méritent pas les honneurs, parce qu'ils sont que sept, parce qu'ils se sont ménagés ! Parce qu'ils appartenaient à la plus pauvre commune du département ! "
Le ton est là, comme le style. Chez Jean Anglade, on parle franc, on dit vrai, les tournures, on ne les évite pas, on les ignore. Et le lecteur, dans le même temps, y trouve son plaisir. Chose finalement assez rare en cette période où les livres deviennent de moins en moins lisibles, faute, bien souvent, d'avoir été écrits pour être lus, sinon par certains initiés. Je ne parle pas ici de ces livres que déversent les éditeurs à pleins tombereaux, écrits par n'importe qui : comédiens, politiciens, philosophes prétendus, sociologues, diététiciens, repris de justice, j'en passe et des meilleurs... Livres achetés, ouverts et sitôt refermés, placés ensuite en bonne place, histoire d'épater les amis !
Avec Jean Anglade, rien de tout cela, rien de prétentieux surtout ; c'est le bonheur pur qu'il nous donne. Des êtres qui aiment la vie, qui souffrent la vie, qui élèvent leurs gosses avec amour, les conduisent jusqu'au bout de leur propre chemin, à moins que ce ne soient eux, les gamins, qui disparaissent avant leurs vieux, cela arrive parfois, la preuve, comme les sept morts de Valdore, revenus de cette foutue guerre les pieds devant. C'est bien pour ça, d'ailleurs, qu'ils méritent leur monument, et qu'ils l'auront finalement, dédié à l'Ingratitude nationale : ainsi en décide le conseil municipal lors de sa séance de juillet 1923, séance à l'ironie des plus épatantes.
Mais ces sept hommes, qui donc étaient-ils au vrai ? Jean Anglade nous raconte leur histoire : comme pour un conseil de révision, ils passent à tour de rôle, par ordre alphabétique, dans l'ordre de leur inscription en lettres d'or sur la plaque en pierre de Volvic, fixée au monument. Et bien que nous sachions à chaque fois que cela va mal se terminer, qu'il s'agisse de Jacques Ameil, revenu à Valdore pour aider son père à mourir ; d'Alphonse Bonnemoy, joueur de clarinette et trousseur de jupons ; de Maurice Chabiron ou d'Henri Crocombette ; de Sylvain Lévigne, aussi, l'attachant instituteur rongé par l'inéluctable, pas une seconde, on songe à les lâcher.
Il y a des livres, comme ça, qu'il faut lire absolument ou relire, qui vous tombent dans les bras au juste moment, qui vous disent l'actualité ou presque... Avec le sourire malgré tout ! Mais la guerre, la guerre, les hommes en finiront-ils jamais avec elle ?