Les couleurs d'un hiver, de Pierre Silvain (Verdier)
Voici un an, jour pour jour, Pierre Silvain nous quittait. Il fait partie de mes quelques invités. Je n'ai pu encore, pour certains, les évoquer comme il convient. Pierre Silvain, non plus, n'a pas encore la place qu'il mérite. Ni sur ce site ni, surtout, dans la littérature. Il y a peu, lorsque j'entendais parler de Julien Gracq, comme de l'écrivain exemplaire, insurpassable, mon coeur se mettait à battre, qui me faisait mal et m'empourprait de colère. Il y avait quelque chose d'usurpé dans ces honneurs que le mérite, certainement, ne méritait pas. Pierre Silvain avait un autre talent...
Lorsque " Les couleurs d'un hiver " ont été en librairie, c'était au mois d'avril dernier, le dernier récit que Pierre Silvain avait remis à son éditeur, Gérard Bobillier, lui aussi disparu, je m'étais promis d'en parler aussitôt. Et puis j'en suis resté là. J'ai dû me dire à quoi bon. Je ne sais plus. A moins que l'on m'ait fait signe de me taire. Mais j'ai tout de même tracé ces quelques lignes, les voici, elles sont pour vous, Pierre Silvain, l'expression de mon indéfectible amitié.
Ce n'est pas sans crainte, comme si j'allais me brûler que j'ai ouvert " Les couleurs d'un hiver ". Son livre que j'attendais, après " Julien Letrouvé, colporteur ", après " Assise devant la mer ", comme on pleure parfois, plein de tristesse, mais également de joie, depuis ce dernier automne où la mort nous l'a pris. Sans doute avais-je peur, sans me le dire, de rater cet ultime rendez-vous ? Mais non, lui et moi, comme naguère, nous nous sommes retrouvés. Depuis son grand départ, il ne m'avait pas oublié. J'en ai perdu une larme, qu'il a vite essuyée. J'aimais trop Pierre Silvain, comme un maître que l'âge emportait, il m'écoutait, me suivait depuis tant d'années, il le savait, mais n'en disait jamais rien. En tirait-il quelque fierté ? Aujourd'hui, il me manque.
" Les couleurs d'un hiver " Hier, je me suis plongé d'un coup dans sa lecture. Je n'ai plus voulu réfléchir, repoussant cette crainte qui, en fait, ne devait être qu'envie ; de cette envie que l'on retient, que l'on refuse parfois, tant on redoute d'en perdre ensuite trop rapidement les saveurs délicieuses. " Jamais ils ne surent ce qui l'avait déterminé à partir, depuis quand ni comment cette idée lui était venue, s'était affermie, imposée au point que rien ne pût l'empêcher désormais de la mettre à exécution. " Ce sont les premiers mots, des mots qui s'ouvrent sur le mystère. Comme prémonitoires. Pierre Silvain est parti, presque à l'aube de l'hiver, si menu, si frêle. Comme Anselme...
Si Pierre Silvain était fou des mots, de la belle écriture, Anselme était fou des couleurs, comme on est fou, aujourd'hui, de la nouveauté. Comme " Julien Letrouvé, colporteur " était amoureux des livres et de ce qu'ils renferment de mémoire vive.
" Les couleurs d'un hiver " sont une fable. " Julien Letrouvé, colporteur " en est une également. Ce n'est pas pour rien que Pierre Silvain les unit, l'air de rien : Anselme est né à Saint-Lambert-des-Levées, non loin de Saumur ; tout jeune, il jouait à la guerre avec son ami Simon et, tels les soldats de l'An II, ils défendaient le moulin tout proche, en bord de Loire, ce moulin qu'ils imaginaient être le moulin de Valmy... " Les pieds gris qu'ils étaient, ainsi que tous les petits campagnards de leur temps, ignoraient qu'un jeune colporteur de la Champagne n'avait pas eu la chance de pouvoir dire comme Goethe et comme eux au plus fort de la bataille : J'y étais. " Avec Pierre Silvain, le temps ne s'arrête pas, il est une marche longue et difficile, où s'unissent tous les élans.
Oui, la marche d'Anselme, de ce pays où il a passé sa vie, où il est devenu expert en couleurs, ces couleurs qu'il crée pour son maître, un de ces peintres encore adorateurs d'angelots potelés et roses, de madones blondes, tout cela d'un autre temps, jusqu'à Paris est longue, très longue. Pourtant, il y trouve quelques joies, même sous le ciel bien lourd, et la pluie, et les mauvaises surprises aussi au détour des chemins.
Nul ne sait pourquoi, ce beau matin, il est parti, sauf nous, le lecteur, parce que Pierre Silvain, au gré des heures qui passent, nous met dans la confidence : que serait le monde sans la couleur ? C'est ce que comprenait Anselme, tout jeune, quand il rendait visite à ce mulâtre, en son jardin, qui " lui confiait qu'il avait fini par céder à sa plus secrète obsession : manger cette fleur ou cette autre pour que sa couleur en lui s'imprimât sans avoir à connaître le pâlissement, le déclin, l'effacement des vivantes."
Anselme et Simon étaient amis, mais leur fortune n'était pas la même ; l'un est resté dans sa province, l'autre est monté à Paris : " Au salon de 1819, dans une presse de visiteurs, étourdi, comme frappé de stupidité, Simon vit le Radeau de la Méduse. Il était venu pour quatre jours à Paris... " Il y tiendra bientôt sa galerie.
Je m'en souviens parfaitement, comme il avait fait pour " Assise devant la mer ", et bien avant encore, pour " Le Jardin des retours ", publié chez Manya, ou " Le Côté de Balbec ", chez L'Escampette, un chef d'oeuvre, Pierre Silvain me décrivait, tout en déjeunant, avec la plus extrême minutie, chacune des scènes qu'il avait à l'esprit, la précision des mots s'accompagnant toujours de gestes si précis que je l'imaginais par instants, le coude sur la table, le pouce et l'index de la main droite armés de vent, d'adonnant avec volupté à leur plus exacte écriture.
Lorsque Simon évoqua l'oeuvre de Géricault, dans une lettre qu'il adressait à Anselme, c'est avec la même minutie, la même précision, je veux dire les mêmes sensations qu'il parvint à donner à son ami l'illusion bouleversante du drame vécu par les naufragés. C'est ainsi que, bientôt, Anselme visualisa très exactement ce tableau qui faisait tant parler de lui ; il le visualisa avec ses couleurs, la rugosité de ses teintes, il ne tarda pas à répondre à Simon, il lui dit à quel point il était impressionné par sa description du Radeau, enfin, il était persuadé que " cette lumière brutale qui recouvrait uniformément le tableau d'un enduit cuivré, d'une glu où baignait les corps... ", devait préserver, aussi modeste qu'elle fût, une note de couleur par laquelle espérer. Et Simon de lui répondre que oui, " dans l'immensité de l'horizon, là où se profilait, minuscule, peut-être fantasmé, un navire, au creux d'une vague, on pouvait discerner la merveille à tout instant menacée d'un vert céladon. "
Je ne veux pas aller plus loin : ce vert céladon, je l'entends encore : la main levée, Pierre Silvain vient de l'écrire devant moi. Ce vert céladon rayonne, il est en suspens ; comme une âme, il hésite ; je ne sais pas quoi dire, mais il y a de l'émerveillement dans mon regard, certainement. Ce jour-là, Pierre Silvain attendait-il autre chose de ma part qu'un silence ? Il avait trouvé l'absolu, je le lui ai dit.
Nous n'avons guère eu l'occasion de nous revoir par la suite : une ou deux fois, je n'en ai plus le souvenir, car après tout se brouille : Simon verra mourir Géricault ; Anselme ne le rencontrera pas. Pierre Silvain est parti, lui aussi, sans me le dire vraiment.