Claude Monet : le bon et le moins bon (au Grand Palais)
Dans l'air du temps, Claude Monet attire les foules. Mais, au vrai, depuis ce jour de décembre 1826 où il mourut, a-t-il jamais passé quelques temps au purgatoire des artistes ?
L'exposition que nous propose aujourd'hui la galerie du Grand Palais, à Paris, est certainement exemplaire : elle nous livre sa vie comme elle nous livre son oeuvre. L'évolution de l'une en fonction de l'autre. Cent trente huit toiles sur les deux milles que le peintre a réalisées. C'est beaucoup et peut-être trop, si l'on s'attache immodérément aux premières salles. De la sorte, en fin de parcours, si j'ose dire, rompus, le dos fatigué, les jambes plus que lasses, les mains gonflées, rares sont ceux, j'imagine, qui s'attardent encore devant certains véritables chef-d'oeuvres. Les visiteurs n'en peuvent plus, ils souffrent. Est-ce vraiment pour cela qu'ils sont venus ? Je n'en suis pas certain.
Ici, nous avançons dans le temps, du jeune Monet au Monet vieillissant ; du Monet hésitant, à la peinture presque trop académique, au Monet précurseur de l'Impressionisme, entouré de nombreux amis qui, comme lui, tentent de donner une âme à cet art qu'ensemble, ils partagent avec talent. Cette âme qui fait si souvent défaut jusqu'alors, même chez les grands anciens, où l'instant n'a jamais place, et moins encore le toucher ou la respiration, le mouvement idéal du vent qui ploie les ombrelles et donne aux robes des courbes inventées. Car, au fil des années, Monet invente, réinvente le bruissement des herbes folles, le silence feutré des effets de neige, le soleil qui réchauffe les matins londoniens, la brume qui nous enveloppe, nous cache le monde : il nous impressionne.
Devant tant de miracles, le mot n'est pas trop fort, ou de magie pure, on s'arrête presque trop, disais-je, et c'est dommage. Parce que les éblouissantes Glycines, comme les Nympheas, lorsqu'ils viennent à nous, à nos yeux qui n'en peuvent plus, nous échappent, glissent doucement dans l'indifférence.
Alors, que faire pour visiter comme il convient, mesurer comme il convient le génie de Monet, toujours en perpétuel renouveau, parce qu'éternellement insatisfait. Que faire ? Je le dis tout net : sautons des pages, ne nous goinfrons pas, évitons ces tunnels qu'on tente de nous imposer au motif d'une exhaustivité inégalée jusqu'ici. Les intentions sont bonnes. Je n'en veux à personne.
Oui, sautons ces figures imposées, ces portraits qui, pour être réussis, surtout quand il s'agit d'une robe aux tons chatoyants, laissent songeurs malgré tout ; oublions ces Déjeuners sur l'herbe, les fragments de l'un, la rugosité de l'autre ; ne jetons pas même un regard à ces horribles dindons - bien mal situés, d'ailleurs, ce qui tend à me donner raison -, ni à cette malheureuse Camille représentée sur son lit de mort. Et puis refusons tout autant ces invitations à Etretat, ou à Pourville, n'allons pas davantage à Belle-Île et, peut-être surtout, évitons de passer par la Creuse où nous attendent d'affreux mamelons.
Que reste-t-il à présent, une fois effectué ce tri ? Entre soixante dix et quatre vingts toiles ? C'est bien assez, il me semble. A peine moins du double de l'oeuvre entière de Vermeer. Et maintenant, allons-y. Je veux dire allez-y. Installez-vous, dans la mesure du possible, car il y a beaucoup de monde, devant ce Soleil couchant sur la Seine, à Lavancourt : vous aurez du mal, ensuite, à vous en défaire l'esprit, ou bien passez outre, après tout pourquoi pas, et filez directement, il sont tous les deux dans la même salle, vers ce Pont de Waterloo, à Londres. Et, alors, imaginez-vous à cette fenêtre de l'Hôtel Savoy d'où Monet a travaillé son Soleil dans le brouillard.
Ensuite, ensuite, allez au gré de vos pas, et tentez de comprendre, de Coquelicots en Gare Saint Lazare, de Chrysanthèmes en Lilas par temps gris, ou encore de Bras de Seine près de Giverny en Bras de Seine à Giverny, comment ce drôle de bonhomme fonctionnait.
Ah, encore une chose : Ne ratez pas La Pie. Dans ce paysage de neige, la lumière n'a jamais été si fragile, elle irradie de partout à la fois et ses effets d'ombres sont de sublimes impostures, et la pie est là, immobile sur sa barrière en bois, comme une note sur sa portée. Quoi que vous fassiez, tant que vous serez devant la toile, cette oiseau, vous ne le quitterez des yeux qu'en de rares instants pour y revenir aussitôt. C'est ainsi. Parce que l'oeil est attiré, toujours, par la vie, aussi infime, aussi désuète qu'elle soit. Certainement l'une des oeuvres majeures de Monet. Une oeuvre qui chante aussi à l'oreille, commes des crissements de ouate.
A Paris, au Grand Palais, jusqu'au 24 janvier 2011.