La Ligne, de Pierre Bergounioux (Verdier)
Souvent, lorsque je feuillette un ouvrage de
Pierre Bergounioux, l'un de nos plus beaux écrivains actuels, je me dis : à quoi bon ? A quoi bon lire cet écrivain qui a si souvent l'art de perdre son lecteur dans des idées
qui, au fil de la plume, se perdent d'elles-mêmes et se diluent jusqu'à ne plus devenir qu'une dentelle de mots. Parce que Pierre Bergounioux, surtout qu'il ne m'en veuille pas, s'il rejoint
parfois Julien Gracq, n'est sans doute pas Pierre Silvain, également
édité chez Verdier, et disparu voici déjà un peu plus de trois ans. Mais ce n'est pas de Pierre Silvain que je veux parler ici. C'est bien de Pierre Bergounioux et de son
ouvrage, peu épais s'il en est, intitulé « La Ligne ».
Non, Pierre Bergounioux n'est pas Pierre Silvain qui alliait l'écriture à la sensibilité, à l'émotion, qui donnait à ce qu'il écrivait la sensation du toucher, de l'effleurement parfois,
inégalable sans doute dans « Assise devant la
mer ». Il lui en reste néanmoins le goût des mots, ce goût qui manque tant aujourd'hui, non parce qu'il est inconnu des écrivains et de certains éditeurs,
mais des critiques ou de ceux qui en tiennent lieu, la facilité ou l'esbroufe à vocation commerciale, bien qu'ils s'en défendent, leur tenant lieu de vocation première.
« J'ai horreur du poisson », écrit Pierre Bergounioux, comme d'un plat qu'on lui présenterait. Pourtant, dès sa plus tendre enfance, dans
ses souvenirs, comme avec son père ou son oncle, ou un ami, il a appris, puis connu l'art de la pêche. Et pas de n'importe quelle pêche. La pêche à la mouche, cette pêche au lancer où la mouche
un peu folle, « simulacre d'insecte en plume de coq », mais savamment expédiée, survole la rivière dans un tournoiement de fil léger avant
de s'y poser, puis disparaître, bientôt gobée par la proie. Pierre Bergounioux nous expose alors cette fatalité, née de l'origine de l'homme, et de son évolution, et de cette volonté de vivre qui
a toujours été la sienne, de pêcher, comme de chasser, d'avancer toujours quitte à se laisser prendre par la furie des eaux ou sa propre inconscience.
Assurément, ce pourrait être un récit, rien que cela. Mais « La Ligne », c'est encore autre chose, quelque chose de plus,
où les considérations du gamin qui s'enfonce dans la rivière jusqu'aux genoux, puis jusqu'au ventre, se laisse reprendre, réabsorber par ce liquide originel qui lui donna de vivre ses premières joies, ses premières douleurs, avant de voir enfin le jour et de respirer, où ces
considérations sont revisitées, ô combien savamment, par l'adulte qu'il est aujourd'hui devenu.
Malheureusement, c'est vrai, il arrive parfois que le bonheur qu'on a de lire ce texte soit gâché par ce pseudo savoir que Pierre Bergounioux nous distille par endroits, dans « La Ligne » comme dans bien d'autres de ses ouvrages, savoir livresque ou d’universitaire dont on se moque éperdument, emploi de mots
inusités par tout un chacun et qui ne font qu'alourdir une prose pourtant parfaite. Qui sait, par exemple, ce que sont les créatures poïkilothermes
(et non poekilothermes) sans cri ni paupières, évoquées à la page 18, sinon Pierre Bergounioux lui-même et quelques savants ? Pourquoi, plus
simplement, ne pas avoir évoqué ici les poissons, truites ou carpes ? Périphrase inutile et pompeuse, faiblesse qui n’apporte rien, au contraire, à une renommée acquise et largement
méritée.
Il n'empêche, je le disais plus haut : Pierre Bergounioux est à lire, à relire, qui ne le sait pas ?, nonobstant la préférence des médias pour Lévy, Musso et consorts. A lire pour le plaisir de
lire, de parcourir dans l'enchantement du rêve ce qui, parfois, nous entraîne jusqu'au ciel, menottés que nous sommes alors à une prose rare, et seulement connue des géants. Profitons en, cela
existe encore.