Jacques Brenner, à propos...
Cette lettre a été adressée à Monsieur Patrick Besson le 19 novembre 2006. Dans l'hebdomadaire Le Point, il venait alors de publier une chronique intitulée : " Les souffrances du vieux Brenner ". Cette chronique avait réveillé en moi quelques souvenirs anciens. Jacques Brenner est décédé le 19 février 2001.
Cher Monsieur,
La lecture de votre Chronique « Les souffrances du Vieux Brenner », parce qu’elle m’a profondément touché, justifie ce mot, que je me permets de vous adresser.
J’ai connu Jacques Brenner en 1963, l’année où Roger Vrigny, que vous citez, obtint le Prix Fémina pour « La Nuit de Mougins ».
Roger Vrigny était alors professeur à Rocroy Saint Léon, rue du Faubourg Poissonnière. Il y enseignait le latin et le français.
Je me souviens encore, comme d’une leçon d’humilité sans égale et de véritable bonheur, de cette heure de français qu’il remplaça, le mardi ou le mercredi suivant le jour où le Prix lui fut décerné, par le récit de la journée un peu folle qu’il venait de vivre. De cette journée, mais aussi des semaines précédentes, comme de l’approche de ces dames, indispensable avant la date fatidique.
Nous tous, ses élèves – combien étions-nous ? vingt sept ou vingt huit -, nous l’écoutions et vivions ses angoisses – Recevrait-il enfin le prix ? Suspens insoutenable ! – et, pour la première fois, je crois bien qu’il avait rejoint notre âge et son désir naturel de partage, presque innocent : Roger Vrigny était des nôtres, il n’était plus notre professeur, et depuis la veille ou l’avant-veille il était devenu notre « champion ».
Par la suite, je lui ai remis une nouvelle que j’avais écrite récemment. J’écrivais depuis toujours – le mal m’a pris, je devais avoir six ou sept ans, qui ne m’a jamais quitté. Une semaine plus tard, le verdict tombait : l’histoire était plaisante ; la chute montrait que j’avais « tout » compris du mécanisme de la nouvelle ; un bémol, cependant, un seul, mais il était de taille : j’avais l’âme romantique, j’en avais aussi tous les défauts.
Par la suite encore, il appela Jacques Brenner, lui demandant de me recevoir.
Jacques Brenner réunissait alors une fois par semaine, chez Julliard où il avait ses bureaux, rue de l’Université, de jeunes écrivains. Certains avaient déjà publiés. Les autres aspiraient à l’être. Ces jeunes écrivains débattaient de leurs idées, de leurs projets, de la littérature en général. Jacques Brenner intervenait peu, la pipe au bec, se contentant, mais c’était l’essentiel, de piquer ici ou là une bribe de phrase qui lui semblait importante et qui, sans lui, aurait disparu sous le verbe multiple sans avoir eu l’écho qu’elle méritait.
Je me rappelle son air bonhomme, la façon qu’il avait de tirer sur sa pipe - est-ce son exemple qui fit que, bientôt, je préférai cet instrument à la seule cigarette ? -, le claquement de ses lèvres, pareil au « gloup » des carpes quand elles affleurent l’eau. Je me rappelle sa voix, douce et posée, un peu haute, avec quelques grains qui l’obligeaient à déglutir, pas nécessairement à l’instant qu’il aurait souhaité. Je me rappelle ce jour où il m’a reçu, avec cette espèce de « Ah, vous écrivez… », un brin dubitatif - mais c’était Roger Vrigny qui m’adressait à lui, alors… -, et cet autre jour où il me présenta à cette écrivain(e) déjà connue, je crois qu’il s’agissait de Christine Arnothy, pas très grande et blonde, aux cheveux qui lui tombaient jusqu’aux épaules. Et puis, il y a aussi cette plaquette d’Armen Lubin, « Feux contre Feux », publiée par les Amis des « Cahiers des saisons » qu’il dirigeait, qu’il me remit, je ne sais plus pour quelle raison, mais qui est toujours là.
Douze ou quinze mois ont dû s’écouler. J’étais un peu jeune et manquais d’assurance. Ma timidité n’arrangeait rien. J’ai quitté ce beau monde – une jolie sottise, en fait – et je suis rentré sagement dans ma coquille. Roger Vrigny l’a appris, il ne m’a rien dit, c’était mon choix, et il continua de lire ma prose. Et lui, à son tour, je ne l’ai plus vu.
Fin 75, dans le cadre de mon activité professionnelle, je fis la rencontre d’Alain Oulman. Il dirigeait les Editions Calmann-Lévy. Tandis que je m’occupais de régler quelques uns de ses soucis personnels, j’en vins à lui parler de « mon besoin d’écrire ». Justement, je venais de terminer un roman. Il m’apprit alors qu’il y avait chez Calmann-Lévy, un directeur littéraire exceptionnel.
C’était Roger Vrigny… Je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie que ce jour où je l’ai retrouvé. Plus tard, il a fait publier mon premier roman, en septembre 1977. Je le rencontrais chez Calmann une fois tous les deux mois, davantage quand j’avais un manuscrit en chantier. Parfois, je suis allé chez lui. Cette cour pavée, plantée d’arbres, qu’il fallait traverser. Cela a duré jusqu’à la fin, pendant presque trente ans. Il suffisait qu’il me parle pendant une heure, je repartais les poches pleines d’espérance. Il venait de quitter Calmann-Lévy ; désormais, c’est chez Gallimard que j’irais le voir. Et puis ce fut le 16 août 1997.
Ma douleur est encore entière. Un peu plus vive aujourd’hui, certainement, qu’avant d’avoir lu votre chronique. Je vous en remercie, pourtant.
Gérard Glatt