Lettre au Premier Ministre
Monsieur le Premier Ministre,
Le 10 janvier 2015, vous avez exprimé votre ressentiment à l'égard de la Une du numéro 2209 de l'hebdomadaire Le Point, ressentiment que le Ministre de l'Intérieur a par ailleurs relayé.
Cette page de couverture reproduisait en faible dimension sur fond noir, une photo de l'assassinat du policier Ahmed Merabet, visé à la tête à bout portant par l'un des frères Kouachi.
Vous avez fustigé cette Une, assurant que vous ne cachiez pas votre dégoût devant la publication de cette photo, sous prétexte, c'est possible, je n'en suis pas certain, qu'elle n'avait pas été floutée.
Votre dégoût - votre vocabulaire est parfois épidermique, comme celui d'un ancien Président de la République, c'est dommage, vous valez mieux que cela -, tout d'abord, m'a interpellé, en ceci qu'il eut été plus approprié de qualifier de ce terme l'agissement des deux terroristes.
Votre dégoût m'a interpellé dans la mesure où cette image, je devrais dire la vidéo d'où elle a été extraite, avait été vue, revue, floutée ou non, peu importe, car si la tragédie est manifeste, on ne distingue précisément les traits de personne, des milliers, des centaines de milliers, des millions de fois dans le monde entier. Ce qui en faisait toute son horreur, certes, mais aussi toute sa valeur : l’exemple, rappelé une fois encore, de ce qu’est la barbarie humaine.
Votre dégoût m'a interpellé, parce qu'il était inopportun, injuste. Le jour même où vous louiez la liberté d'expression, où vous prétendiez défendre la liberté de la presse, non sans une apparente conviction d'ailleurs, vous vous en preniez à cette même liberté, tout simplement : vous la niiez. Alors que la rédaction de Charlie Hebdo venait d'être décimée, que Charb, Cabut, Wolinski, Tignous, Honoré, Bernard Maris et les autres, qu'il s'agît alors de Elsa Cayat, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Franck Brinsolaro, Frédéric Boisseau, n'auraient plus jamais l'occasion de se croiser entre deux portes, de se rencontrer, de se réunir, de rire ensemble, de s'exprimer librement, c'était leur légitimité, leur raison d'être, leur raison de vivre qu'ainsi vous remettiez en cause. Où donc allait ce nouveau discours ? à l'adresse de qui était-il ? Et pourquoi ? Cependant, le lendemain, ce dimanche 11 janvier, vous aussi vous avez défilé dans Paris.
Votre dégoût m'a interpellé, parce que, déjà, avant même que de songer à décorer de la légion d'honneur, de façon posthume, le policier Ahmed Merabet, ce que vous avez fait, vous auriez dû penser - je sais, vous n'êtes sans doute pas de ces hauts personnages qui acceptent si aisément de recevoir des conseils - sinon, seriez-vous déjà au degré d'excellence où vous êtes parvenu ? -, vous auriez dû penser à élever cette image, et donc le policier Ahmed Merabet, au titre de « Symbole de la résistance à tous les obscurantismes ». Car pour moi, c'est ce qu'incarne cette image, ce qu'incarne le policier Ahmed Merabet, et ce que nul, notamment ceux qui nous gouvernent - pardonnez-moi d'insister, Monsieur le Premier Ministre, car j'ignore si demain la laïcité également tant défendue aujourd'hui aura encore, ou plutôt enfin, le droit de s'exprimer librement -, ne devraient plus jamais oublier.
Je vous prie d'agréer, Monsieur le Premier Ministre, l'assurance de ma très haute considération.
A Rueil-Malmaison, le 15 janvier 2015