Publié par Gérard Glatt

La chronique de Jean-Louis Lejonc, écrivain et médecin, s'attache ici à " Tête de paille ", publié aux éditions Ramsay et sorti en octobre 2020. Une analyse fouillée, d’une infinie rigueur. Je ne saurais trop le remercier.

" Un récit qui nous apprend que l’auteur rêvait depuis son plus jeune âge de devenir écrivain. C’est chose faite. En effet, " Tête de paille " est un roman dont le sujet n’est guère attrayant : une famille sans grand intérêt, assez médiocre, pourvue d’un handicapé mental insupportable : Daniel, le plus jeune frère, Tête de paille. De plus, l’auteur dévoile l’issue de l’intrigue - pour peu qu’elle existe - dès les premières pages. Alors ?

Alors c’est tout l’art de l’écrivain qui s’expose avec gourmandise. La maitrise du récit d’abord : bien que le terme en soit connu, le lecteur se passionne, au fil des pages, sur le cheminement qui y conduira. Et la frustration finale le laisse bouche bée. Ensuite, le style, fait de phrases courtes, incisives, ornées d’un vocabulaire riche mais jamais pédant, ponctué de remarques frappantes. À propos du frère qui vit en institution : Il fumait énormément. Difficile de l’en empêcher. Pour eux, ce n’est pas une drogue. Avec ça, ils ont l’impression d’exister.  Ou, atteint d’un diabète en plus de son handicap mental : C’est à son diabète qu’il pense, le seul handicap sur lequel il détienne quelque pouvoir… Avec la complicité des médecins : à défaut de savoir traiter le reste, c’est sur cette crasse qu’on s’acharne.

Les comparaisons sont évocatrices, souvent poétiques, comme cette villa éclatante sous le soleil, extraordinairement blanche. Celle de Malaparte, à Capri, ou saisissantes quand l’auteur, angoissé, les mains moites, a la poitrine chavirée, quille en l’air.

La famille. À la fois opulente et dans le besoin. Le père, autoritaire et faible. Un soir de bataille avec Daniel, après lui avoir écrabouillé la figure à coup de poing, il a pleuré comme pleurent les hommes lorsqu’ils échappent de peu à leur propre tragédie, avec son corps tout entier. La mère, soumise. Le grand père, inexistant, dont un mystérieux Tonton est un substitut, dont on subodore qu’il est le frère du grand père. Admirable Tonton, puits de science qui sait tout des plantes, des arbres, des fleurs, des oiseaux, toute nature qu’il désigne par des vocables mystérieux, les fleurs tristes des sceaux de Salomon, les dytiques, les notonectes… Un professeur à la retraite ? Peut-être homosexuel vaguement honte de la famille ? Le frère ainé, qui ne cherche pas trop à comprendre. La grand-mère paternelle, bourgeoise qui se la pète un brin, dont la bêtise mêlée de méchanceté et d’hypocrisie finit par susciter l’admiration.

Le narrateur, qui porte sur ses épaules toute la culpabilité du monde. En réalité le personnage principal de ce roman cathartique.

Et Daniel, le plus jeune frère, Tête de paille. Illettré, débile, impulsif, violent. Incompréhensible.

Et les autres. Parmi ceux-ci, il en est qui accueillent Daniel sans se poser de problèmes : la chienne, puis le chien, les voisins de la campagne, la femme de ménage, Cécile, qui en tire un petit revenu. Ils ne se sentent pas responsables, et n’ont pas à le supporter à plein-temps.

De quoi souffre donc Daniel ? C’est un débile mental, comme on disait autrefois. Désormais, il serait désigné comme souffrant d’un handicap mental. « Handicap » vaut mieux que « débilité », le terme appelle prise en charge, aide, plutôt que mépris. La cause en est vraisemblablement, chez Daniel, une souffrance fœtale, méconnue en 1945, époque où la notion même de grossesse à risque, notamment en raison de la prématurité, n’existait pas.

L’énigme demeurera à la charge du lecteur : le narrateur ne se risque pas à quelque hypothèse pour la résoudre. Pourquoi Daniel est-il demeuré treize ans en hôpital psychiatrique (l’asile d’autrefois, l’établissement spécialisé d’aujourd’hui) ? Lui rendait-on visite ? Y recevait-il des soins ? Pourquoi en est-il sorti ? Les dernières années dans ce que l’on devine être une MAS, une Maison d’Accueil Spécialisée, semblent avoir été acceptables. Daniel y avait pour compagnons d’autres handicapés, et les personnels d’encadrement les prenaient comme ils sont. Les MAS ont été créées en 1978. Il est vraisemblable que Daniel a pu y être transféré depuis l’hôpital psychiatrique où il avait été admis en 1968.

Le récit ne se restreint pas à décrire la vie d’un handicapé mental et de sa famille. C’est aussi un voyage dans les années 50 et 60, en Ile de France, en Bourgogne, au bord de mer, rempli de nostalgies savoureuses en décrivant les paysages, les mœurs, les gens…

Un roman admirablement riche… "

 

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