Cancale rêvée… D’hier et de demain…
J'aurais pu jeter l'ancre ailleurs, c'est juste. La France est assez grande, et ses provinces variées pour être attrayantes, toutes, chacune à sa façon.
Cependant, c'est ici, à Cancale, que j'ai souhaité partager mon temps avec cette autre ville, Rueil-Malmaison, proche de la capitale, mais
néanmoins déjà sur la bonne voie, je parle de la Nationale 13, celle qui mène en Normandie, puis, de là, en Bretagne, forcément. Mais je m’avance peut-être en écrivant forcément ; alors, disons
qu’il en a été ainsi pour moi, et n’en parlons plus. Ou plutôt parlons-en, sinon j’en imagine qui souffleraient à l’oreille de leurs amis : « Encore un de ces hors-venus dont on se serait
bien passé, tombé du ciel comme par miracle, sans rien en connaître ni même avoir goûté à l’un de nos choux ! » Quelle erreur, vraiment, quelle erreur ce serait, car, si je suis à Cancale
aujourd’hui, ce fut mûrement réfléchi, vous pou-vez en croire la rincée qu’il m’a fallu essuyer le jour où la décision fut prise. Parce que, ce jour-là, je vous l’assure, la mer n’était pas la
seule à être trempée comme une soupe.
Oui, j’aurais pu m’installer en maints autres lieux. En Provence, par exemple. En Périgord ou en Limousin. En Bourgogne aussi
ou en Alsace. Toutes ces provinces m’auraient accueilli. Aurais-je même eu besoin de leur demander leur avis ? La Provence, notamment, et l’Auvergne qui s’unissent à moi par le sang ou
l’alliance. La Normandie, également, parce que l’écrivain Pierre
Silvain, quarante années d’amitié, s’y rendait très souvent, comme Proust à Cabourg. Et la Bourgogne aussi, du côté de Vézelay, à
cause de Jules Roy dont la maison, aussi inspirée que la colline, m’a paru ce havre de paix auquel j’aurais pu aspirer. Quant à la Haute-Savoie, je n’en dirai rien : J’avais huit ans, lorsque
Chamonix et le Mont Blanc, pour me rendre la santé, marquèrent mes poumons de leurs empreintes. D’ailleurs, c’est la
Haute-Savoie que j’ai quittée, après un demi-siècle d’amour fou.
Alors, pourquoi Cancale ? Pour ses huitres ? Sans doute, elles l’auraient mérité. Louis XIV n’en faisait-il pas son caprice ? Que dis-je, les Romains, bien avant lui, en raffolaient déjà. Pour la baie du Mont-Saint-Michel, dont elle pourrait être, à l’ouest, la gardienne syndiquée ? Pour ses rudes Terre-neuvas, peut-être ? Ces inoubliables géants des mers. Pour son chemin de ronde, aussi ardu par endroits que ces pentes, dans les Aravis, que j’ai si souvent grimpées ? Pour ses goélettes aux mille voiles ? Ou pour sa gaillarde Bisquine ? Ou bien pour la Course du Rhum dont elle est le point de départ obligatoire ? Pour ses plages : Port-Mer et les autres ? Ou pour ces amis de longue date, bretons depuis toujours, et qui, six mois l’an, se ressourcent à Rothéneuf, à trois encablures d’ici. Mais Rothéneuf, Rothéneuf… Enfin, bon, ce n’est tout de même pas Cancale ! Qui oserait assurer du contraire ? Personne, j’espère, bien que tout soit possible…
Alors, pourquoi Cancale ? Pourquoi ? N’y avait-il pas suffisamment d’endroits en Bretagne où, tout aussi bien, j’aurais pu m’installer ? Vous avez raison, j’en connais de plaisants, sur cette côté-ci, et plus loin encore, vers Perros-Guirec ou Roscoff, ou davantage vers le sud, comme Saint-Guénolé ou Bénodet, ou bien encore Le Croisic. Au moins, avez-vous remarqué que je ne quitte pas la mer des yeux ? Serait-ce à cause de mon père qui, toute sa vie, ne respira que pour les Messageries Maritimes ? Moi, gamin, la tête en l’air, je ne voyais pourtant que le ciel et les avions ! Ou à cause de mon grand-père, le père de mon père, lui-même marin ? Patron de deux chalutiers, le Pierre et le Jean, attachés au port de Boulogne, c’était avant la Seconde Guerre mondiale, il ruina la famille. En 1916, encore avant, il commandait l’Escopette. Vous savez, cette frégate qui accompagna Blériot dans sa traversée de la Manche ? Ou à cause de mon frère aîné, un moment pilotin, puis officier mécanicien sur je ne sais plus quels cargos des Chargeurs Réunis. « Marche ou crève », disait-on. Sans doute, inconsciemment, il doit y avoir de tout cela. Pourtant, je ne peux m’empêcher de croire qu’à l’origine de la manœuvre, il y eut autre chose : par exemple, je pense à la recherche du paradis.
Dans son chef-d’œuvre, Vivre à Madère, Jacques Chardonne écrit ceci : « J’ai cherché les paradis sur la terre, et d’abord dans l’amour. L’Eden, le paradis perdu, l’âge d’or, le bonheur, c’est une singulière idée chez les hommes et assez ancrée ». Dix lignes plus loin, il ajoute encore : « Je ne veux pas d’un Eden où l’on souffre de la chaleur, plein de maladies, de serpents, de moustiques, et où les orages sont effrayants ; ni trop chargés de monuments et de souvenirs qui excitent la pensée. C’est une terre de l’oubli que je désire, une température modérée, égale toute l’année, et les beautés de la nature à foison ».
Je ne sais pas si Cancale est vraiment si belle, et cela m’importe peu, la beauté est affaire de sentiments, elle l’est donc pour moi, et c’est ainsi que je l’aime. Comme j’ai aimé Funchal, et compris l’amour que Chardonne a pu lui porter. Vivre à Cancale, quel beau titre, n’est-ce pas, ce pourrait-être ? Comme Funchal s’appuie à la montagne, Cancale, telle une odalisque, s’adosse à la falaise : c’est le port de La Houle, ses cales, celle de l’Epi et celle de la Fenêtre. Entre Cancale et moi, une histoire de sentiments, je le répète, et rien d’autre. C’est là l’essentiel. L’infinie splendeur d’un ciel changeant, et d’une mer amante qui le tire à elle, chaque soir, quand le sombre survient. Ses surplombs au-dessus des parcs à huitres, des tracés de bois noirs, comme les griffures d’un chat, qui se dissolvent au loin. Ses camélias, en saison, que teinte la rouille, ses hortensias, et ses mimosas, et puis ses pins nombreux qui vibrent sous les coup du vent, et nous abritent, tandis qu’on s’arrête un moment pour respirer, et se dire, un peu triste malgré une agréable rêverie, qu’il est doux de vivre entre terre et mer, là où nous porte l’infini...
(Extrait de l'article paru sous le même titre dans les Cahiers de la vie à Cancale n° 35 de cette année 2011).
Ce jour même, à cette heure.